En focalisant une part importante de leur énergie et de leurs Capex sur l’Intelligence Artificielle, les enseignes ne doivent pas pour autant négliger de développer leurs « Intelligences Naturelles » et d’apprendre à combiner efficacement ces intelligences.
Frédéric Boublil, présente son analyse, dans LSA
Les quinze dernières années ont vulgarisé l’accès à la donnée. Le pouvoir n’appartient plus à celui qui détient l’information mais à celui qui sait la décrypter, l’interpréter, qui, littéralement, sait « lire entre » (en latin, « inter legere », qui a donné le mot Intelligence).
Ainsi, pour sélectionner puis acheter, le consommateur consulte une multitude de fiches produits et d’avis clients. Il visite des rayons, des sites, regarde des tutoriels et souvent, il teste.
Pour construire et animer son offre, ainsi que pour interagir avec ses clients, le retailer dispose potentiellement de milliards d’informations, qu’il peut analyser, interfacer, corréler, modéliser. Il peut ainsi apporter la réponse la plus personnalisée, en termes de produit / service, de prix et de mécanique promotionnelle, d’argumentaire associé, et même de moment le plus opportun. Les recommandations de Netflix ou de Youtube démontrent l’efficacité du machine learning et des algorithmes. Pour autant, nous n’en sommes qu’aux prémices et de nouvelles applications arriveront très vite pour affiner l’offre et fluidifier la relation client.
Or, rares sont les retailers vraiment sereins quant à l’importance des ressources à allouer et à la nature des actions à déployer. Une chose est sûre, aucun acteur traditionnel n’a les moyens financiers pour concurrencer Amazon ou Google sur ce terrain.
Le match entre les 2 mondes ne peut se rééquilibrer qu’en déplaçant le combat sur des fronts plus favorables.
Le mot Intelligence a une seconde origine, moins connue : « inter ligare », qui signifie lier entre. Et dans ce domaine, les retailers traditionnels sont plus « intelligents » qu’Amazon. Ce Lien, (ou Liant) peut prendre 3 formes :
Au-delà de ses fonctions purement marchandes, le commerce a aussi pour fonction de créer du liant dans la société. Tout d’abord en participant à l’aménagement du territoire, ensuite en apportant du liant social. C’était déjà le cas aux temps gallo romains ! Aujourd’hui, certaines marques tissent ce liant, en animant des communautés mêlant proximité géographique et relationnelle. Lululemon est plus qu’une enseigne de vêtements de yoga, c’est une communauté internationale de yogis. Zodio est connu autant pour ses gammes de produits de la maison que pour ses ateliers. Avec ses Trocathlon, Décathlon contribue à rendre la consommation plus responsable tout en améliorant le pouvoir d’achat de ses clients, … qui deviennent aussi ses fournisseurs.
Les enseignes traditionnelles puisent leur raison d’être dans ce supplément d’âme qu’elles apportent par-delà des aspects transactionnels, sur lesquels Amazon fixe les standards. D’où l’importance – parfois contre-intuitive – d’investir davantage dans la formation, et plus largement dans l’humain en magasin. En effet, les enseignes qui ont le mieux défendu leur « like for like » ont a minima maintenu leurs frais de personnel magasin. De même, elles ont aussi su concevoir des formations innovantes en terme de contenu et de format d’animation.
Face à cela, pour injecter de l’émotion à un acte d’achat clinique, Amazon s’appuie sur la publicité TV ou cinéma. Il illustre ainsi que l’entreprise fonctionne avec des vraies gens ou qu’elle est le partenaire de petits commerçants. Surtout, elle se dote des magasins physiques !
Troisième composante du liant : le jeu collectif. Par exemple, Wal Mart a noué un partenariat technologique, commercial et capitalistique avec jd.com en Chine pour rester dans la course en termes de logistique ou de gestion de la donnée. Carrefour s’associe avec Darty pour apporter dans ses hypers la meilleure réponse produit / service en électrodomestique.
Défensives la plupart du temps, ces alliances sont devenues inévitables compte tenu de l’écart entre les GAFA et le reste du monde. Pour réussir ces alliances, les enseignes doivent veiller à ne pas se retrouver cornerisées sur des pans d’activité à faible valeur ajoutée ou à forte substituabilité (notamment en perdant la maîtrise des flux de clients). Elles doivent aussi apprendre à fonctionner en partenariat avec des acteurs culturellement différents et aux agendas économiques divergents. Parmi ces partenaires, il y a des géants chinois, d’ambitieuses start-ups locales, ou encore des concurrents directs avec qui il faut mutualiser certains moyens.
Manager efficacement l’ensemble des intelligences qui permettent d’améliorer la proposition valeur est donc un enjeu majeur. Cela signifie :
– Penser de façon non silotée les ressources IT et Humaines afin de tirer le meilleur parti de ces 2 actifs majeurs
– Procéder aux bons arbitrages entre ressources internes et partenariats, et savoir opérer efficacement dans les 2 configurations
– Bien orchestrer le flux et l’exploitation de l’ensemble des informations – les données factuelles et structurées ainsi que les informations qui se fondent davantage sur l’intuition.
Un défi complexe que l’on ne retrouve pas dans les organigrammes.
> Tribune publiée par www.lsa.fr le 14 janvier 2019